Une victoire à double tranchant ? Retour sur l’annulation partielle de la marque Laguiole par la CJUE

juin 13th, 2017 | Posted by Claude-Etienne Armingaud in Europe | Jurisprudence | Marques

La Cour de Justice de l’Union Européenne (« CJUE ») a confirmé la protection accordée à la dénomination sociale de la société française « Forge de Laguiole », mais exclusivement pour les activités effectivement exercées par elle à la date d’enregistrement de la marque, conformément à la jurisprudence française applicable.

Dans son arrêt du 5 avril 2017 (CJUE, Arrêt du 5 dans l’affaire C-598/14 P, EUIPO/Gilbert Szajner), la Cour de Justice de l’Union Européenne met fin à une longue série de décisions judiciaires relatives à la marque de l’Union Européenne (« UE ») « Laguiole », portées devant les juridictions européennes (1.). La CJUE, en précisant la portée du plein contrôle de légalité exercé par le Tribunal de l’Union Européenne (« Tribunal» ) sur les décisions de la chambre de recours de l’Office de l’Union Européenne pour la Propriété Intellectuelle (« EUIPO ») (2.), a jugé que la protection accordée à une dénomination sociale n’était limitée qu’aux seules activités effectivement exercées par celle-ci à la date d’enregistrement de la marque contestée (3.).

1. L’affutage final de la saga judiciaire Laguiole au niveau européen

La saga Laguiole en commence en 2001, lorsqu’un entrepreneur français dépose la marque « LAGUIOLE » devant l’EUIPO (ex-OHMI) qui a été par la suite enregistrée en 2005 pour désigner une grande variété de produits et services et, en particulier la coutellerie et les couverts.

Ces dépôts avaient été effectué alors même que la société française « Forge de Laguiole » était alors et de longue date mondialement renommée pour sa production de couteaux, éponyme de la commune aveyronnaise qui héberge leur production. Cette situation avait alors mené à un contentieux à couteaux tirés devant les juridictions françaises (Cass. Com., Arrêt n° 832 du 4 octobre 2016 (14-22.245)).

Ainsi, le 22 juillet 2005, Forge de Laguiole a introduit une demande de nullité partielle de la marque « LAGUIOLE » devant l’EUIPO sur le fondement des articles 53, paragraphe 1 c) et 8 paragraphe 4 du Règlement n°207/2009 du 26 février 2009 sur la marque communautaire. En effet, conformément à la lecture combinée de ces articles, Forge de Laguiole considérait que sa dénomination sociale, dont la portée n’est pas seulement locale, lui donnait le droit, conformément à la réglementation française applicable (Cass Com., arrêt n°94-16531 du 21 mai 1996), d’interdire l’utilisation d’une marque similaire plus récente.

Après le rejet de sa demande initiale d’annulation (Décision d’annulation de l’OHMI (ex-EUIPO) du 27 janvier 2007), Forge de Laguiole a finalement obtenu l’annulation partielle de la marque « LAGUIOLE » suite à son recours devant la première chambre de recours de l’EUIPO dans une décision en date du 1er juin 2011. Cette victoire, cependant, n’était que partielle et a refusé la demande d’annulation pour les services relevant de la classe 38 (Affaire R 181/2007-1, décision de la première chambre de recours de l’EUIPO du 1er juin 2011.)

Saisi par le titulaire de la marque « LAGUIOLE », le Tribunal (Tribunal de l’Union Européenne, Arrêt du 21 octobre 2014, T-453/11 dans l’affaire Szajner/OHMI – Forge de Laguiole) a accueilli ses demandes aux fins d’annuler la décision initiale, au motif que la constatation du risque de confusion entre la dénomination sociale « Forge de Laguiole » et la marque « LAGUIOLE » pour des produits autres que ceux correspondant aux activités effectivement exercées sous ladite dénomination sociale à la date de la demande d’enregistrement.

La CJUE, suite au recours introduit conjointement par l’EUIPO et la société Forge de Laguiole, a confirmé l’arrêt du Tribunal en précisant, notamment, que « la protection dont peut se prévaloir Forge de Laguiole au titre de sa dénomination sociale ne vaut que pour les activités effectivement exercées par cette entreprise » (CJUE, Arrêt du 5 dans l’affaire C-598/14 P, EUIPO/Gilbert Szajner).

2. La portée du plein contrôle de légalité du Tribunal de l’UE sur les décisions de l’EUIPO

En application de l’article 8, paragraphe 4 du Règlement n°207/2009, la demande de nullité d’une marque de l’UE fondée sur un droit antérieur protégé dans le cadre juridique national doit être appréciée par les instances compétentes de l’EUIPO au regard des règles de droit national applicables (Arrêts du 5 juillet 2011, Edwin/OHMI, C-263/09 P, EU :C :2011 : et du 27 mars 2014, OHMI/National Lottery Commission, C-530/12 P, EU :C :2014 :186).

En outre, conformément à l’article 65, paragraphes 1 et 2 du Règlement n°207/2009 du 26 février 2009 sur la marque communautaire, le Tribunal est compétent pour exercer un plein contrôle de légalité sur l’appréciation portée par l’EUIPO sur les éléments présentés par le demandeur pour établir le contenu de la législation nationale qu’il invoque.

A cet égard, la CJUE a précisé que « le contrôle exercé par l’EUIPO et le Tribunal doit être effectué à la lumière de l’exigence de garantir l’effet utile du Règlement n°207/2009, qui est d’assurer la protection de la marque de l’Union Européenne » (CJUE, Arrêt du 5 dans l’affaire C-598/14 P, EUIPO/Gilbert Szajner, Point 39).

Ainsi, bien que conformément à une jurisprudence établie de la CJUE, le Tribunal ne saurait annuler ou réformer une décision de l’EUIPO en se fondant sur des motifs apparus postérieurement au prononcé de cette dernière, la CJUE, dans son arrêt du 5 avril 2017, précise que ce principe n’interdit pas au Tribunal de tenir compte d’une évolution de la jurisprudence nationale postérieure à la décision de l’EUIPO applicable à la règle de droit national concernée (CJUE, Arrêt du 5 dans l’affaire C-598/14 P, EUIPO/Gilbert Szajner, Point 45).

En effet, la CJUE a considéré que, conformément au principe du contradictoire, dès lors que les parties ont eu la possibilité, devant le Tribunal, de présenter des observations sur la décision nationale en cause, la prise en considération de celle-ci par le Tribunal ne constituait pas une violation de l’article 65, paragraphe 2, du Règlement 207/2009 et ce, même si elle était postérieure à l’adoption de la décision de l’EUIPO.

En l’espèce, le contrôle du Tribunal portait sur l’application de l’article L.711-4 du Code de la propriété intellectuelle à la lumière d’un arrêt d’une juridiction française, postérieur à l’adoption de la décision de l’EUIPO (voir point 3 ci-dessous). Or, dans la mesure où les parties ont eu connaissance et ont pu débattre de cette évolution jurisprudentielle, la CJUE a considéré que la prise en considération de cet arrêt postérieur par le Tribunal était valide et a confirmé le jugement de celui-ci.

3. Les droits accordés au titre d’une dénomination limités à ses activités effectives

De manière plus précise, l’évolution de la jurisprudence relative à l’application de l’article L.711-4 du Code de la propriété intellectuelle portait sur l’étendue de la protection accordée au titre d’une dénomination sociale.

A la date de la décision de l’EUIPO, la jurisprudence des juridictions françaises était fixée par un arrêt de la Cour de Cassation du 21 mai 1996 (Cass Com., arrêt n°94-16531 du 21 mai 1996), d’après lequel seul l’objet social devait être pris en considération pour apprécier l’étendue de la protection dont bénéficie une dénomination sociale, sans tenir compte de l’activité effectivement exercée par celle-ci.

Or, dans un arrêt du 10 juillet 2012 (Cass. Com, arrêt n°08-12.010 du 10 juillet 2012), et donc postérieur à la décision de l’EUIPO du 1er juin 2011, la Cour de Cassation a amendé sa position, pour considérer que seules devaient être pris en considération « les activités effectivement exercées par la société et non pour celles énumérées dans ses statuts ».

En l’espèce l’objet social de Forge de Laguiole visait « la fabrication et vente de tous articles de coutellerie, cisellerie » ainsi que la « fabrication et vente de tous articles cadeaux et souvenirs – tous articles liés aux arts de la table ». La chambre de recours de l’EUIPO avait ainsi estimé que ladite dénomination sociale était protégée pour l’ensemble de ces produits, y compris les seconds, bien que désignés de manière imprécise dans le libellé de l’objet social de la société, dans la mesure où cette dernière avait exercé effectivement ses activités dans ces secteurs avant le dépôt de la marque « LAGUIOLE » (Affaire R 181/2007-1, décision de la première chambre de recours de l’EUIPO du 1er juin 2011).

Néanmoins, conformément à la nouvelle jurisprudence de la Cour de Cassation , le Tribunal a procédé à l’appréciation du risque de confusion uniquement en rapport avec les produits relevant des activités effectivement exercées par Forge de Laguiole et non au regard de son objet social . Le Tribunal a ainsi annulé la décision de la chambre de recours de l’EUIPO pour un certains nombre de produits, ce qui a été confirmé par la CJUE .

En outre, l’EUIPO et Forge de Laguiole contestaient également les critères au regard desquels le Tribunal avait apprécié les activités effectivement exercées par Forge de Laguiole. Cependant, la CJUE a estimé que l’arrêt du Tribunal faisait clairement état dans son examen « non seulement de la nature des produits en cause, mais aussi de leur destination, de leur utilisation, de la clientèle concernée ainsi que de leur mode de distribution ».

Ce faisant, la CJUE a approuvé l’annulation par les juges de la marque « LAGUIOLE » mais uniquement pour les produits relevant des activités effectives de Forge de Laguiole, tels que la coutellerie et les couverts. Dans le même temps, la marque « LAGUIOLE » a été maintenue pour les autres produits et services.
Une telle évolution souligne qu’en termes de protection du nom, la dénomination sociale joue les seconds couteaux face à une marque de l’UE et devra inciter les titulaires de telles dénominations à rechercher une protection plus efficace au travers d’un dépôt.

Première publication : Lamy Droit de l’Immatériel – n°137 – Mai 2017 – en collaboration avec Olivia Roche. Avec l’aimable autorisation de Lionel Costes.

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