La difficile appréhension de la photographie comme œuvre de l’esprit et ses conséquences au cœur des réseaux sociaux.
Le 18 décembre dernier, à la suite de son rachat par Facebook, Instagram dévoilait ses nouvelles conditions d’utilisation, applicables au 16 janvier 2013. Au cœur de cette rénovation du contrat qui lie le réseau social à ses utilisateurs, une disposition reformulée a fait couler beaucoup d’encre en ce qu’elle permettait à la société de monétiser les clichés de ses utilisateurs, notamment à des fins publicitaires. Face à la levée de boucliers des internautes, Instagram, déjà en perte de sacro-saint trafic, a préféré reculer et se confondre en excuses pédagogiques. Pédagogique, car son repli visait à renoncer à dire clairement ce que son contrat d’adhésion prévoyait depuis l’origine : la concession par les utilisateurs au profit d’Instagram des droits d’usage attachés aux photographies mises en ligne sur son site.
Deux jours plus tard, le tribunal de grande instance de Paris (TGI Paris, 3ème chambre, 4ème section, Jugement du 20 décembre 2012 – Philippe G, Alexandra J c./ Paul M.) rendait un jugement qui pourrait remettre en question les doléances des utilisateurs de réseaux sociaux. Par cette décision, les juges ont refusé de reconnaître à des photographies d’avions prises par des particuliers, un caractère d’originalité suffisant pour permettre une protection par le droit d’auteur.
1. L’originalité, un critère objectif à ouverture constante
a. Instantané textuel et historique
L’espèce susvisée n’est pas réellement novatrice sur le fond. En effet, si la protection accordée par le Code de la Propriété Intellectuelle (CPI) se veut la plus généraliste possible, en ce qu’il « protège les droits des auteurs sur toutes les œuvres de l’esprit » (Article L 112-1 du CPI), la jurisprudence est venue le compléter avec la condition essentielle d’originalité.
Certains auteurs font remonter cette condition à 1862, dans l’affaire du portrait du Comte de Cavour (Voir Betbéder et Schwalbé v. Mayer et Pierson, Cour de Cassation – 21 nov. 1862), dans laquelle les juges avaient requis la démonstration d’une expression « empreinte de la personnalité » de son auteur. Et déjà il y a un siècle et demi, des photographies étaient au cœur des débats.
Dans le même temps, le même code dispose que sa protection couvre « les droits des auteurs sur toutes les œuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination. » (Article L. 112-1 CPI). Si les apparences pourraient souligner une contradiction entre l’absence d’appréciation du mérite d’une œuvre et l’obligation d’une originalité, il faut pourtant les chasser immédiatement : le mérite est subjectif et vise à quantifier la valeur artistique d’une œuvre, alors que l’originalité ou l’empreinte intellectuelle de l’auteur se veut objective dans l’analyse de la démarche créatrice. En outre, l’absence d’originalité rendrait l’article L. 112-1 CPI sans objet dans la mesure où il ne vise à s’appliquer qu’aux seuls résultats d’un travail de l’esprit, à l’exclusion des œuvres où l’esprit s’est reposé.
b. La pose des juges parisiens : le baiser de la mort de l’Hôtel de Ville
Dans la décision de décembre 2012, deux particuliers avaient participé à un forum de discussion en ligne et publié des photographies d’avions, prises par leurs soins. Suite à des dissensions avec les organisateurs du site, ces particuliers avaient demandé le retrait de leurs clichés du site. N’obtenant pas de réponse satisfaisante, ils ont ensuite porté l’affaire en justice.
Au cours des débats, les demandeurs ont dû apporter la preuve de l’originalité de leurs œuvres, face à une juridiction qui rappelle qu’une « photographie n’est protégeable par le droit de la propriété intellectuelle que dans la mesure où elle procède d’un effort créatif et qu’elle ne vise pas seulement à reproduire de la manière la plus fidèle possible, un objet préexistant. »
Sur la cinquantaine de clichés litigieux, un seul a trouvé grâce aux yeux des juges, non sans faire l’objet d’une saillie appréciative préalable comme toutes les autres pièces présentées. Morceaux choisis.
- Pour une photographie prise en 1971, le tribunal souligne que le demandeur était né en 1960 et avait donc 11 ans, laissant penser qu’un enfant ne saurait faire preuve d’originalité. Les amateurs de Mozart apprécieront.
- L’examen de la pièce fait apparaitre « l’absence totale de mise en valeur de l’avion photographié sous un angle de vue banal avec une lumière défaillante et un cadrage qui n’a pas permis de faire disparaitre le public qui se presse autour de l’appareil. »
- « Le fait de placer le sujet au centre d’une photographie ne peut être considéré comme original. »
- Le demandeur « n’est pas maître de l’environnement de la statue et il ne résulte pas de l’examen de la photographie qu’il ait réalisé des choix particuliers susceptibles de mettre spécialement en valeur la statue qui est le sujet de la photographie. Il ressort au contraire que ce qui apparaît spécialement visible est le socle de la statue alors que celle-ci est mal éclairée et se confond avec l’arbre dont il n’est tiré aucun effet particulier, non plus que de l’immeuble dont la présence est sans intérêt. »
- Et pour la seule pièce qui bénéficie de la qualification d’œuvre de l’esprit, le juge prend la peine de remarquer que « le choix de photographier un avion ou une partie d’avion dans un coucher de soleil n’est pas original alors que le coucher de soleil est un élément très recherché des photographes et qu’il est exploité de multiples manières. »
- Le tribunal souligne enfin qu’il incombe au demandeur d’indiquer « en quoi ce qui apparaît extrêmement banal peut être le résultat de choix artistiques révélateurs de la personnalité de son auteur. »
Il appartient donc au demandeur de la protection accordée par le droit d’auteur non seulement de justifier de sa démarche mais également de justifier en quoi sa démarche, même personnelle, n’était pas imposée, consciemment ou non, par les facteurs environnants.
Une telle position de la part des tribunaux ouvre cependant la porte à l’appréciation subjective d’un critère voulu objectif et au risque de passer de l’originalité d’une œuvre à son mérite. Ainsi, le photographe de rue, témoin privilégié de l’instant magique, n’est que le témoin privilégié, certes, mais surtout objectif d’un baiser, d’une cheville qui se reflète ou d’un partisan abattu. Quid également du photographe reporter pris dans le feu de l’action ? Du photographe paysagiste, qui n’a finalement fait qu’attendre et poser son appareil là où il se trouvait ?
Les tribunaux ont déjà eu l’occasion de refuser la protection du droit d’auteur aux photographies de « représentation objective de phénomènes biologiques » (Cour administrative d’appel de Nancy, 19 mars 2009 n°07NC01327) ou celles de photographes voleurs d’image, ou paparazzi, dont le « comportement passif » ne témoignait d’aucune « mise en scène ni d’un cadrage particulier, pas plus que du choix d’un angle de vue et encore moins du moment pour réaliser les clichés litigieux » (Cour d’Appel de Paris, 5 décembre 2007, n°06/15937).
2. Agrandissement du débat aux conséquences anticipées sur les réseaux sociaux
Si les photographies de paparazzi se voient dépouillées de protection au titre du droit d’auteur, tout un pan de l’économie de la presse populaire risque de perdre son fonds de commerce : la faculté serait offerte à tout concurrent, en ligne ou non, de reproduire des clichés, dans la mesure où leur auteur ou le journal auquel ils auraient été cédés ne disposerait plus d’aucun monopole dessus.
Dans le cadre de clichés biologiques étudiés par la Cour Administrative d’Appel de Nancy, c’est l’aspect moral du droit d’auteur qui a été battu en brèche, la thésarde ayant réalisé les clichés ne pouvant plus s’opposer à leur réutilisation par d’autres personnes, sans que son nom soit cité.
Dans le même temps, aujourd’hui, toute personne est photographe. Munies d’un téléphone mobile, des millions de personnes prennent chaque jour des photographies, leur appliquent éventuellement un filtre parmi une sélection limitée et les mettent en ligne. Où situer le curseur de l’originalité dans ces situations ? « Moi » devant la Tour Eiffel avec un filtre « Borgia » d’Instagram ? « Mon assiette » ce midi avec une lentille spécifique d’Hisptamatic ?
Et lorsque que l’opération, réitérée au cours de plusieurs années, alimente un historique de publication de plusieurs milliers de clichés, comment se souvenir des circonstances de la prise de vue de chacune ?
Si ces photographes d’un certain quotidien ne sont pas sans rappeler les Doisneau, Arbus ou Parr des temps modernes, leur prochaine exposition pourrait très bien se retrouver, en toute légalité, dans les prochains développements commerciaux des réseaux sociaux, sans même une mention de leur nom, et encore moins de rémunération.
Quelle protection durable existe-t-il pour toutes ces photographies, au mérite subjectif, et que les professionnels de la photographie regardent avec un certain mépris que leur empiètent désormais les tribunaux français ?
Qu’est-ce qu’une photographie protégée par le droit d’auteur ? Les juges civils français semblent pour le moment prendre un tournant résolument proche de l’ancien juge de la Cour suprême américaine Potter Stewart : « I know it when I see it », ce qui n’augure rien de bon pour les utilisateurs des réseaux sociaux…