Le choix du recours à Kleros résulte d’une volonté explicite des parties de soumettre leurs différends à cette plateforme. Pour autant, le droit, français comme européen, garantit à toute personne, morale ou physique, le droit à un procès équitable.
Dans l’esprit du public, la blockchain est souvent associée aux crypto-actifs, en particulier au Bitcoin (BTC) et à l’Ethereum (ETH). Pourtant, ces pseudo-monnaies virtuelles ne sont qu’un collatéral d’une technologie décentralisée, dont l’objectif est de ne plus avoir affaire à un tiers dit « de confiance », mais à une multitude de validateurs anonymes.
Le protocole ouvre donc des possibilités d’applications infinies, au point d’atteindre aujourd’hui des activités institutionnelles comme le financement, l’assurance et le règlement des conflits.
L’innovation « Coopérative Kleros »
L’une de ces applications, Coopérative Kleros (« Kleros »), vise à offrir une plateforme de résolution des litiges et fut créé en 2017 sur la blockchain Ethereum sous forme de société coopérative d’intérêt collectif.
La plateforme se décrit elle-même comme un « service d’arbitrage décentralisé pour les litiges de la nouvelle économie », afin de trancher les conflits des plus simples aux plus complexes. Pour bénéficier de ce service « d’arbitrage décentralisé », les parties doivent l’avoir prévu, notamment dans le cadre d’un contrat spécifique.
À cet égard, Kleros vante les mérites des « smart contracts » (« contrats intelligents » en français, et qui ne sont, pour rappel, ni des contrats à proprement parler, ni très intelligents – mais des mesures d’exécution automatisée d’un accord préexistant) pour automatiser le recours à ce qu’elle présente comme une juridiction décentralisée. En effet, chaque étape procédurale est automatisée sur la blockchain, de la saisine, à la mise à disposition des preuves, en passant par la sélection des jurés et leurs votes, binaire et numérique, « oui » ou « non » à la question posée1)Kleros s’est notamment fait connaître lors de la dernière élection américaine en demandant à ses jurés si Joe Biden avait effectivement … Continue reading.
Ces jurés, supposément anonymes, impartiaux et incapables de se concerter en amont de leur décision, sont présentés comme l’atout majeur de Kleros. Cependant, en y regardant de plus près, c’est surtout là que le bât blesse. Et si Kleros s’affiche comme une « juridiction » elle semble encore loin d’en garantir les caractéristiques essentielles. Une telle situation pourrait placer ses utilisateurs sous le coup d’un déni de justice.
Une recherche d’objectivité très intéressée
Comme pour les procès d’assises, les jurés sont tirés au sort parmi un panel de candidats. Afin d’être éligible à cette sélection, les candidats potentiels doivent acquérir des jetons natifs de la plateforme, dénommés « Pinakion » (PNK) et les déposer sur la plateforme pour manifester leur intérêt à devenir juré.
Une fois sélectionnés, les jurés, dont le nombre (toujours impair) peut varier en fonction du montant en jeu ou des recours, seront ensuite informés du litige qu’ils devront trancher. Aucun des jurés sélectionnés ne connait l’identité de ses pairs, et ne peut donc, en théorie du moins, communiquer avec eux. Ce mécanisme repose explicitement (voir le livre blanc Kleros) sur les concepts de théorie du jeu développée par Thomas Schelling dans La Théorie du Conflit.
Selon le chercheur, ce qu’une personne imagine du comportement des autres et ce que les autres personnes attendraient d’elle dans une situation donnée tendraient à ce que chacun choisisse le bon sens et la vérité, en raison des attentes réciproques de tous.
Mais cette théorie n’a aucun caractère ludique chez Kleros : plus encore que la recherche du bon sens et de la vérité, c’est également la recherche du gain (voire de l’absence de perte) qui, selon la plateforme, serait garante d’un vote objectif des jurés. En effet, les jurés opinant dans le sens de la décision majoritaire sont récompensés par des gains en PNK, alors que les minoritaires voient leurs jetons PNK s’évaporer.
Une objectivité toute relative
Les PNK « misés » par les jurés ne servent cependant pas qu’à obtenir voix au chapitre d’un différend. En effet, la sélection aléatoire des jurés ne permet pas d’exclure qu’un candidat disposant d’un nombre important de PNK puisse être sélectionné plusieurs fois sur une même affaire. En d’autres termes, plus un juré est actif sur la plateforme et accumule ainsi des PNK, plus il aura de chances de pouvoir voter autant de fois qu’il a été tiré au sort, à tous les stades du processus.
En conséquence, l’absence de concertation entre jurés, qui devait mener à une prise de décision objective selon les théories de Schilling, ne saurait être garantie entre un juré donné et lui-même.
Un second élément vient également remettre en cause l’objectivité des jurés. Les théories des jeux de Schelling, développées en pleine course à l’armement pendant la Guerre Froide, visaient essentiellement la dissuasion nucléaire. Dans un contexte de service de masse aux enjeux moindres pour chaque juré, la mécanique de Kleros peut tout aussi bien générer un nivellement par le bas des décisions rendues : l’intérêt pécuniaire des jurés n’est pas de nature à rendre une « bonne » décision, mais surtout de se rallier à la décision majoritaire pour éviter de perdre les PNK misés lors de la sélection des jurés.
Au lieu de réfléchir de manière approfondie, un juré se demandera donc plutôt si un juré « moyen » voterait en faveur ou défaveur de la réclamation.
Le caractère biaisé de la prise de décision des jurés est d’autant plus facilité que Kleros permet d’identifier les adresses qui ont voté sur un litige donné. Ainsi, le juré peut éventuellement déduire certains tropismes de jurés passés et certaines tendances majoritaires sur la plateforme. Cela l’incitera sans nul doute à voter comme les premiers jurés pour éviter tout risque de perdre ses propres PNK.
Une difficulté supplémentaire est que ces dérives peuvent se répéter de recours en recours sur Kleros. Toute partie au litige qui n’est pas satisfaite peut exercer un recours, dont le coût en ETH augmente avec le nombre de jurés. En théorie, il y a d’abord trois jurés, puis sept, quinze, trente-un etc.
Cependant, aucun mécanisme d’exclusion ne vient empêcher un même juré de le redevenir pour « l’appel » de la décision sur laquelle il a déjà exprimé son opinion. Cela revient à faire payer des frais très élevés à une partie, tout en sachant que le litige sera tranché par les mêmes personnes et probablement de la même manière.
Absence de parallélisme avec le monde analogue
Dans le monde réel, il n’existe pas de système judiciaire dans lequel les juges voient leurs patrimoines affectés à la hausse comme à la baisse, selon le jugement rendu. Et si tel est toutefois le cas, cela ira souvent de pair avec une qualification pénale, notamment de corruption, prise illégale d’intérêts ou de trafic d’influence.
Le conflit d’intérêts est également un autre risque de qualification judiciaire à même de garantir l’impartialité des juges ou des arbitres dans le monde analogue. Ces derniers se voient imposer de se déporter en cas de survenance d’un tel conflit.
Ainsi, le juge des référés n’a pas le droit de connaitre du fond de l’affaire et en aucun cas les juges d’appel ne peuvent être les mêmes qu’en première instance. Ce sont des principes de base du procès équitable (Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, article 6.1).
Au contraire, rien ne permet d’assurer ces principes de base au sein de Kleros. Des jurés peuvent avoir plusieurs droits de vote aussi bien en première étude du litige qu’en cas de recours. Surtout, rien ne permet de vérifier efficacement l’absence de conflit d’intérêts, au point que la plateforme parait être un terrain fertile pour la violation du droit au procès équitable.
Plusieurs assurés ont notamment pointé le fait que des réclamations portées contre l’assureur Unslashed Finance, dans lequel certains jurés de Kleros ont lourdement investi, étaient écartées sans motif valable. Des vérifications leur auraient même permis de déterminer que ces mêmes jurés auraient statué en défaveur de leurs réclamations d’assurance. Dans un cadre juridique étatique, ce type de comportement pourrait conduire à une nullité du jugement, voire à des poursuites judiciaires contre les jurés concernés.
Les vices qui grèvent Kleros sont exacerbés par l’absence d’étude des arguments et moyens présentés par les parties. Dans le monde analogue, toute décision doit être argumentée et motivée, en fait et en droit. À l’opposé, Kleros ne prévoit aucune obligation d’exprimer ces motivations : les jurés sont uniquement tenus de répondre soit « oui » soit « non » à la question posée.
Dans l’affaire 532 mentionnée ci-dessus, certains jurés ont simplement « justifié » leur décision par des commentaires aussi lapidaires que « Oui, Joe Biden a gagné » ou « j’en sais rien mais on m’a dit de dire oui » (« the omen people told me to idk »).
Kleros : ni arbitre, ni tribunal ? Pour la première fois, le 28 mai 2021, un tribunal mexicain a ordonné l’exécution d’une sentence arbitrale ayant incorporé un vote de Kleros : la clause d’arbitrage de la convention de location immobilière entre les parties stipulait qu’après avoir reçu les demandes des parties, l’arbitre était tenu de soumettre le litige à Kleros puis d’intégrer le résultat dans sa sentence arbitrale.
C’est une étape importante mais il ne faut pas oublier que le vote de Kleros était l’accessoire d’un véritable arbitrage, réputé garant des droits de chaque partie.
Comme vu ci-dessus, le choix du recours à Kleros résulte d’une volonté explicite des parties de soumettre leurs différends à cette plateforme. Pour autant, le droit, français comme européen, garantit à toute personne, morale ou physique, le droit à un procès équitable.
À ce jour, Kleros ne garantit aucun de ces principes, si bien que ses décisions sont dans la blockchain mais inaptes à entrer dans le monde réel – la partie perdante sur la plateforme serait donc très probablement en mesure de porter le différend devant de véritables juridictions analogues pour obtenir une décision exécutoire.
Il n’y a guère de doute sur le fait que Kleros devra se réformer pour garantir le procès équitable, au risque que cette innovation ne reste qu’un gadget, voué à disparaitre au profit d’acteurs plus respectueux des droits humains et qui inspirent confiance aux utilisateurs.
Première publication sur Silicon.fr en collaboration avec Thibaut Gribelin.
References
↑1 | Kleros s’est notamment fait connaître lors de la dernière élection américaine en demandant à ses jurés si Joe Biden avait effectivement gagné l’élection présidentielle dans l’affaire 532. |
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