L
e Sénat a adopté en première lecture dans la nuit du 26 au 27 octobre 2010 une proposition de loi sur le prix unique du livre numérique, initiée par les sénateurs Catherine Dumas et Jacques Legendre, qui entendaient s’inspirer de la loi « Lang » instaurant depuis 1982 le système du prix unique du livre en France.
Les acteurs de ce marché de l’édition et de la distribution de livres, en librairies physiques ou par Internet, ont bien compris que leur avenir dépendra de leur capacité à développer le marché du livre numérique dans des conditions ouvertes mais viables, afin de ne pas reproduire les erreurs commises au cours des dix dernières années par l’industrie musicale. Un projet de texte avait été préparé durant près d’un an dans le cadre de réunions interprofessionnelles organisées sous l’égide du ministère de la Culture. L’objectif de cette concertation était d’obtenir un large consensus entre les professionnels1)Ces discussions préparatoires ont réuni des auteurs, représentés par la Société des Gens de Lettres de France (http://www.sgdl.org/), les … Continue reading, devant permettre d’aboutir à l’adoption rapide d’une loi consensuelle. Le 20 octobre, une tribune signée dans Le Monde par certains des syndicats ayant participé à ces discussions, appelait à la recherche d’un « bon accord ».
Contre toute attente, le Sénat n’a pas eu la sagesse qui le caractérise habituellement. Fut-ce parce que le projet de loi sur les retraites avait imposé jusqu’au soir du 26 octobre trois jours de travail sans relâche aux sénateurs et à leurs conseillers ? Toujours est-il que le Sénat a totalement bouleversé les critères d’application de la future loi. Selon les sénateurs, le principe d’un prix unique du livre numérique devrait s’imposer, quel que soit son éditeur (y compris chinois ou américain), à tout distributeur, quel que soit son pays d’établissement, du moment qu’un livre numérique serait commercialisé auprès d’un internaute « situé » en France – si cette notion signifie quelque chose, s’agissant de fichiers numériques.
Voici donc une proposition de loi française qui voudrait s’imposer partout dans le monde, y compris à des éditeurs étrangers, du moment qu’un internaute français voudrait leur acheter un livre numérique. Un tel régime serait totalement contraire au droit européen. Et inapplicable à l’égard d’éditeurs ou de distributeurs basés hors des frontières européennes. Au point que certains voient dans le vote du Sénat le résultat d’un complot ourdi par les plates-formes américaines de distribution en ligne, qui auraient convaincu des sénateurs un peu crédules qu’on pourrait défendre l’édition française en se mettant le reste du monde à dos.
On aurait pu comprendre qu’une loi française s’applique à tout livre numérique édité par un éditeur français et qu’un prix unique soit librement fixé par ce dernier, moyennant certains aménagements, et respecté par tous les distributeurs de ce livre, où qu’ils soient situés. L’éditeur mettrait alors à disposition des distributeurs l’intégralité de son catalogue, moyennant des facultés de remises laissant place à la concurrence.
On aurait également pu aménager des dérogations au prix unique du livre numérique, notamment pour les éditions professionnelles ou scientifiques ou l’usage collectif (scolaire, bibliothèques). Ainsi, il n’y aurait pas un seul prix pour un livre, mais plusieurs prix, selon le mode de distribution du livre concerné et son public : vente à l’unité, abonnements, accès à des bases de données, vente aux professionnels, etc.
À défaut d’organiser le marché, le livre numérique français pourra-t-il être vendu comme un produit d’appel, à perte ou être financé par la publicité ou les ventes de matériels informatiques, comme la musique ? Espérons que l’Assemblée nationale viendra rétablir un peu d’ordre dans ce débat… alors que les plates-formes américaines de distribution le discréditent déjà auprès de certains députés et de la Commission européenne.
Le texte a été transmis à l’Assemblée nationale, qui devrait probablement repousser son examen après l’adoption de la loi de finances pour 2011, vers la fin novembre. À suivre, donc.
En collaboration avec Etienne Drouard.
Première publication sur ActuaLitte.fr
References
↑1 | Ces discussions préparatoires ont réuni des auteurs, représentés par la Société des Gens de Lettres de France (http://www.sgdl.org/), les éditeurs, représentés par le Syndicat National de l’Edition, les libraires indépendants, représentés par le Syndicat de la Librairie Française, les réseaux de librairies, réunis au sein du Syndicat des Distributeurs de Loisirs Culturels et l’Association des Bibliothécaires de France. |
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