« Big data » : Depuis près d’un an, les spécialistes du marketing et de la relation client raffolent de cette nouvelle expression, au point de consacrer plusieurs numéros spéciaux de leurs publications au sujet.
Si ce néologisme tend à effrayer le public par sa proximité phonétique et philosophique avec son grand frère orwellien, il ne fait que poursuivre les développements initiés dans les années 90 à travers le « data mining ». Déjà, à l’époque, des groupes de données apparemment sans rapport de causalité ou de corrélation étaient soumis à des analyses mathématiques dans l’espoir de découvrir les relations entre des comportements individuels agrégés.
Si certaines découvertes tenaient plus de la lapalissade (comme l’augmentation de la vente d’alimentaire apéritif lors de promotion sur les boissons apéritive), ces nouveaux modèles mathématiques permettaient aux équipes marketing de quantifier les effets réels des promotions dans le milieu de la grande distribution.
D’autres découvertes, en revanche, ont pu mettre au jour des relations moins évidentes, telles qu’une corrélation entre l’achat de couches pour enfants par les hommes et l’achat de bière.
Ces avancées consuméristes étaient cependant limitées par la technologie sous-jacente : la puissance de calcul des ordinateurs de l’époque, l’introduction des données dans le système et le temps de traitements rendaient l’analyse pertinente dans une stratégie de fond et l’émergence de certaines typologies statistiques de comportement, mais ne permettaient ni une granularité analytique, ni une vision en temps réel. En outre, les coûts associés aux ressources matérielles et humaines de ces analyses empêchaient l’accès à ces ressources minières au plus grand nombre.
Près de vingt ans après, si les technologies ont évoluée en prévision avec la loi de Moore, nous devons surtout la consécration de la big data à un double facteur comportemental des sujets/objets de l’analyse de données. En effet, la matière première de la big data demeure toujours dans l’individu. Or cet individu a non seulement déplacé ses habitudes vers un monde numérique, facilitant la captation des données, mais a également pris l’habitude du partage de ses données dans cet univers dématérialisé.
Il semblerait donc qu’il existe aujourd’hui un paradoxe de la donnée : les individus n’ont jamais autant publicisé leur vie intime et les données qui leur sont propres alors même que le projet de révision du cadre règlementaire européen du traitement des données personnelles a fait l’objet d’une campagne de lobbying rarement rencontrée. Et si, aujourd’hui, une association de consommateur met les géants des réseau sociaux en demeure d’expliquer leurs relations contractuelles absconses avec leurs utilisateurs, ces mêmes utilisateurs ne semblent pas prêts à renoncer au partage en ligne de chacun de leurs instants.
A notre sens, cette vision n’est pas paradoxale. Elle est au contraire le fruit de la confiance qu’ont ces mêmes utilisateurs dans la façon dont leur vie est utilisée à d’autres fins que le simple partage avec un groupe sélectionné de destinataire. Après tout, si le service est gratuit, l’argent doit se trouver ailleurs. L’aphorisme veut que l’utilisateur soit alors le produit, mais il ne peut être que sciemment le produit de cet échange conscient de valeur.
Dès lors que l’échange lui semblera trop déséquilibré, en consommateur avisé, il n’hésitera pas à revenir sur l’économie de ce contrat et repartir avec sa valeur personnelle.
La confiance est donc le moteur même de l’analyse de données.
Cette affirmation peut paraître péremptoire. Pourtant, à regarder les obligations légales et règlementaires qui reposent sur les responsables de ces traitements de données, for ce est de constater qu’il s’agit principalement de règles de bonne conduite et de transparence tant avec les individus qu’avec le régulateur. Ainsi, les mamelles de la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (la CNIL) résident essentiellement dans des obligations d’information des individus et de déclaration à un registre publiquement accessible auprès de ce régulateur.
Et c’est probablement là que le bas blesse avec la Big Data. Les ensembles de données ayant atteint des tailles extravagantes, les prestataires/experts sont de plus en plus nombreux à vanter leur capacité d’assistance à la navigation dans ces océans de bits. Si leur capacité est réelle pour créer de la valeur dans ces puits vertigineux, il ne faut pourtant pas oublier que leur expertise provient de modèles mathématiques et algorithmiques, eux-mêmes gloutons de données. La tentation est grande de nourrir ces modèles, aux fins d’accroître leur pertinence, avec les données amassées auprès de leur client.
Lorsque la circulation des données s’opacifie, à l’insu des individus et parfois même des clients, le coup de grisou n’est pas loin.
Sans remettre en cause les avantages certains de la Big Data pour tous les acteurs de la chaine de la relation client, jusqu’au client lui-même qui se réjouira de bénéficier d’offre réellement pertinente pour ses intérêts personnels, il faut prendre garde à ne pas briser la chaine de confiance à l’origine de cet écosystème. La meilleure politique doit résider dans une approche raisonnée et concertée des acteurs classiques d’une problématique nouvelle, et s’assurer que l’apparition de « Chief Data Officers » au sein des multiples acteurs ne se fasse pas au détriment de « Chief Privacy Officers », garde-fou juridique contre les sirènes marketing.
Car un point de non retour pourrait être atteint lorsque la Big Data, dépassant Big Brother, n’aura même plus besoin de regarder le présent tant elle pourra prédire l’avenir. Et ce point de non retour a déjà été franchi l’an dernier par Target.